La fiction pour changer le monde
La fiction pour changer le monde
Quelle place ce spectacle occupe-t-il dans votre parcours ?
Rosana Cade : C’est notre deuxième spectacle ensemble. Le premier, en 2011, portait sur l’histoire des lesbiennes. Après quoi nous sommes devenus un couple à la ville. Nous avons chacun des pratiques artistiques en solo. Je fais beaucoup de performances en rapport direct avec le public et mon travail est très lié à la question queer.
Ivor MacAskill : De mon côté, je crée des spectacles pour enfants, proches de la comédie. Cette pièce réunit nos différents penchants et est très liée à notre biographie. C’est notre réponse artistique à ma transition de genre. Nous avons essayé, à travers cette création, de trouver un moyen de comprendre ce que ce changement signifie pour nous, et nous aider à en parler.
Quelles étaient les difficultés de ce projet spécifique ?
IM : Nous savions dès le début que le processus de création serait long, que nous avions besoin de temps pour vivre et créer tout cela en même temps. Il nous est arrivé de douter : était-ce vraiment une bonne chose que de se rendre ainsi vulnérables et de partager cette histoire avec le public ? Finalement, mener les deux processus en parallèle s’est révélé précieux, pour ne pas dire thérapeutique. Cela nous a permis de parler autrement de notre situation, loin des discours médicaux ou des prévisions pessimistes qui n’envisageaient pas que notre couple puisse survivre à un changement aussi radical.
« Ce conte, avec toutes ses dimensions, nous offrait différentes métaphores et perspectives très libératrices pour réfléchir à notre expérience. »
Pourquoi avez-vous choisi l’histoire de Pinocchio ?
IM : Au début, c’était un peu comme une blague. Cette créature qui veut devenir un « vrai garçon » : qu’est-ce que ça veut dire ? Mais ce conte, avec toutes ses dimensions, nous offrait différentes métaphores et perspectives très libératrices pour réfléchir à notre expérience.
RC : Beaucoup de gens ne comprennent pas les questions de transition ou sont un peu effrayés par le sujet. Pinocchio est une histoire très connue qui donne au public une porte d’entrée. Recourir à la fois à une fiction et à l’autobiographie nous a permis de mettre en place un double jeu, entre l’espace du conte et le studio de cinéma fictif depuis lequel nous nous adressons directement au public. L’idée que la fiction nous aide à changer le monde et nous-mêmes nous intéresse : si nous pouvons imaginer les choses différemment, et commencer à les incarner, alors nous commençons à les rendre réelles. Enfin, Pinocchio est un symbole, c’est quelqu’un qui ment. Or on renvoie souvent aux trans le fait qu’ils se racontent une histoire mensongère. Le personnage nous plaît aussi pour ce lien à la question de la vérité.
Vous racontez l’histoire sur deux plans, la scène et l’écran. Que recherchez-vous dans cette articulation ?
RC : Jouer avec le rapport d’échelle entre la scène et l’écran permet, en manipulant la taille des personnages, d’avoir plusieurs points de vue en même temps et de poser la question du pouvoir. Qui raconte les histoires de trans ? Qui les regarde ? Quand avons-nous la main ? Et quand est-ce que les caméras nous rattrapent ?
IM : Quand vous regardez l’écran, vous pouvez voir la scène en images, ainsi que tout le travail à côté pour fabriquer ces images. C’est une métaphore de ce qui se passe dans la vie : quand vous rencontrez quelqu’un, vous le voyez de face, mais qu’y a-t-il derrière ? Comment nous construisons-nous ? On pourrait penser que ce procédé brisera la magie, mais en fait il la renforce. C’est assez excitant.
RC : En jouant sans cesse avec ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, nous poussons les spectateurs à douter de ce qu’ils voient. L’envie nous est venue très vite de voir l’histoire en train de se fabriquer, dans un espace où les idées sont toujours en train de germer. Tout cela nous parle de l’idée d’être en transition, qu’on soit trans ou pas, car nous sommes tous dans la création de nous-mêmes, nous sommes un ensemble de possibilités multiples.
Il y a un troisième narrateur dans le spectacle, un insecte. D’où vient-il ?
IM : C’est un emprunt direct au film de Disney, qui commence avec Jiminy Cricket, la conscience de la marionnette. Il nous donne un autre point de vue et sa voix nous permet de décrire les choses poétiquement. Nous faisons ainsi des allers-retours entre un registre très conversationnel, concret, et un autre plus vaste et plus existentiel.
RC : En tant que trans et queers, le monde naturel nous intéresse car il regorge de transformations et de diversité… Il ouvre des horizons pour penser les humains au-delà des schémas étroits et binaires.
L’humour est très présent dans le spectacle. Comment est-il apparu ?
IM : Pour des raisons compréhensibles, beaucoup de spectacles sur les trans parlent de la difficulté d’être trans dans la société, et ce de manière très sérieuse. Certains d’entre eux tendent même vers ce qu’on appelle le « trauma porn », se concentrant sur les côtés traumatiques de l’expérience. Bien sûr, il est important politiquement de faire comprendre combien il peut être difficile de suivre le processus médical, qui est éprouvant, très cher, etc. Mais nous voulions parler plutôt du pouvoir de la transformation, de la magie qu’il y a dans ce processus.
RC : Et il se trouve que l’humour fait partie intégrante de notre relation. Nous voulions que le spectacle parle de joie et de plaisir, sans pour autant ignorer les difficultés. C’est une façon de reprendre un peu de pouvoir, et de rire de l’hostilité absurde que nous pouvons rencontrer.
« En tant qu’artistes queers, on s’interroge toujours sur notre rôle : est-ce de créer des espaces pour la communauté queer, ou est-ce d’aller plus loin et toucher d’autres gens ? »
À qui s’adresse ce spectacle ?
RC : En tant qu’artistes queers, on s’interroge toujours sur notre rôle : est-ce de créer des espaces pour la communauté queer, ou est-ce d’aller plus loin et toucher d’autres gens ? Sur ce projet, nous voulions parler à un large public. Nous avons donc travaillé avec un regard extérieur non queer qui nous a aidés à savoir de quelles informations le public avait besoin pour pouvoir faire ce voyage avec nous.
IM : Nous avons construit le spectacle de manière à pouvoir parler de tout cela sans nous sentir vulnérables. Nous avons ainsi décidé de ce que nous étions prêts à offrir ou pas, tout en cherchant à être le plus généreux possible pour que le public partage au mieux notre histoire.
RC : Cette pièce parle d’une relation et pas seulement d’un individu. Ce qui m’a vraiment étonnée dans ce voyage de transition, c’est qu’il m’a aidée à mieux me connaître, à me transformer aussi et à trouver une fluidité dans mon identité. Plutôt que de rejeter ou d’ignorer les trans, nous pourrions les voir comme une occasion de changements dans la société, comme un cadeau qui nous serait offert. Au fond, la pièce porte un message d’amour et de liberté.
Propos recueillis par Olivia Burton en mai 2024.